Entretien avec Florence Saint-Roch, été 2020
Maud Thiria et l’épisode de Covid 19 : pour une poésie du confinement, entretien proposé par Florence Saint-Roch
FSR : Maud, dès le début du confinement, tu as écrit des poèmes que tu as publiés sur le Net. Peux-tu nous dire comment s’est imposé en toi ce désir de poèmes – pourquoi, au nom de quoi a surgi cette expression autant irrépressible que nécessaire ?
Maud Thiria : Le désir de poèmes est permanent chez moi, une force vitale qui existe depuis que je suis enfant. Écrire de la poésie c’est comme respirer, se nourrir, dormir ou courir pour d’autres, un besoin, une nécessité. Adolescente c’était mon moyen d’expression. Je m’enfermais dans ma chambre et j’écrivais aussi bien des poèmes que des bribes de mots, parmi les A d’anarchie peints au marqueur rouge sur le papier peint à fleurs de ma chambre jugé trop enfantin, entre deux cigarettes défendues et le poster mythique des Clash, London Calling, où le chanteur casse sa guitare. Cet espace à moi, en moi, je l’ai donc très vite créé. Cela a toujours été mon antre, ma grotte, mon repli, ma solitude nécessaire, mon recul vital, ce qui me sauvait aussi. Depuis lors, j’ai pu traverser chaque période douloureuses, éprouvantes et parfois extrêmes de la vie, en me confinant volontairement dans cet espace, cette « chambre à soi » comme dirait Virginia Woolf ou encore cette « petite pièce hexagonale » en forêt symbolique dans le merveilleux livre éponyme de Yoko Ogawa. Les mots m’ont toujours sauvée.
Alors forcément, quand le confinement est arrivé, même si, cette fois-ci, il était imposé ce qui change évidemment la donne, j’ai écrit de ma grotte, de mon repli, entre mes tas de papiers au sol et les livres empilés, entre deux assiettes et deux dessins à l’encre, sur cette table vivante qui sert à tout chez nous. Sans beaucoup d’énergie, souvent abattue car je déteste la contrainte et tout ce qui me prive de liberté, j’ai continué d’écrire. Mais ce qui est sorti était au départ assez différent de ce que j’écris d’habitude. C’était comme si être enfermée me faisait ressentir davantage le dehors, le manque du dehors, du monde, des autres, du contact direct. J’ai repensé à cet ancêtre lorrain peintre verrier enfermé dans la forteresse d’Ehrenbreitstein à Coblence pendant la Première Guerre mondiale et qui peignait avec trois fois rien ses camarades de cellule devant la fenêtre, à la lumière du dehors.
Et puis le monde du dehors était tellement changé (silence total de la ville, rues vidées de ses habitants) que forcément cela passait les parois poreuses de mon chez moi et de tout mon être. Mon écriture, plus intime et souvent plus en lien avec la mémoire, devenait plus en lien avec le réel immédiat, ce réel comme vidé de sa chair, un réel comme une ville « à l’os ». D’où de nouveaux thèmes qui ont surgi comme écrire sur les SDF croisés que l’on voyait beaucoup plus car non mêlés à la foule des passants et puis aussi ces hommes et ces femmes perdus, psychologiquement perdus qui erraient là comme des ombres car chassées pour la plupart des hôpitaux pour libérer des lits. J’ai aussi écrit sur la nature dans la ville qui reprenait ses droits, des oiseaux chantant dans le silence aux canards se dandinant devant nos fenêtres. Nous étions confinés mais le monde autour ne s’en portait pas forcément plus mal, et même plutôt mieux au niveau des mondes animal et végétal.
D’où des poèmes autres que j’ai écrits sur le Net, d’un jet, dans une sorte d’urgence de dire cette période étrange que l’on n’avait jamais vécue, en témoin mais aussi sans doute en résistant. D’où des poèmes presque comme des chansons avec une phrase refrain, souvent dans une répétition excessive, scandant ce temps très élastique où justement nous avions perdu beaucoup de repères. Toujours dans une forme de gravité mais parfois avec un ton plus détaché comme s’il fallait pour survivre trouver la distance du rire, du sourire ou du merveilleux.
Alors avec un peu d’ironie, j’ai intitulé très vite cet ensemble de poèmes « Mesure Covid », en référence à mon premier recueil publié Mesure au vide, l’écriture étant une mesure contre ce qui envahit, dernier rempart de résistance sans doute.
JOUR 1
seuls
les sdf confinés
sans domicile
au même coin
de rue
les fous
les pauvres
les mal lotis
sortis
d’on ne sait où
et qui hurlent ou
pleurent
sous le ciel
gris
Paris
sur mon chemin
seuls
ceux qui courent
en diagonale
du fou
suant crachant
leurs poumons
à un mètre
de sécurité
tu parles
se mouvant
ensablés dans leur
confinement
sur mon chemin
seul
ce type
en nage
en rage
que je croise
qui
me crache
dessus
nouvelle arme
après les
seringues brandies
au temps fort
du sida
me crache ses mots
« crève »
au visage
me crache
aux pieds
évitée de
justesse
sa haine du monde
« crève »
résonne à mes oreilles
encore en sourdine
me salit
qui me lavera
de ce mot
pas de gel
de masque ni
de gants
contre la haine
sur mon chemin
seule
qu’ai-je fait
aujourd’hui
printemps 2020
pour voir et
entendre
cela
qu’ai-je fait
à part sortir un peu
acheter de quoi me nourrir
et mes enfants
pour quel demain
FSR : Qu’est-ce qui t’a interpellée particulièrement au début de « l’ère Covid 19 » ? T’es-tu sentie, à cette occasion, devenir une poète engagée ?
Maud Thiria : Au fond, je l’ai toujours été. Dès que j’écris je m’engage parce que je m’expose, parce que ma parole, aussi intime soit-elle, porte la parole d’autres, nos fragilités à tous et aussi la fragilité du monde, de la Terre que nous habitons. « Je » engage moi qui parle mais « je » engage tout mon être, mon corps, mon espace intérieur et l’espace extérieur que j’investis.
Je me souviens quand j’ai créé mon compte sur Facebook, assez vite j’ai aussi créé une page, une communauté même (qui est devenue très vite inactive) que j’avais appelée « Résister en poésie ». A l’époque, c’était pour moi résister à la barbarie du monde immédiatement après les épisodes terroristes que nous avions vécus en France et à Paris en particulier. Et puis, comme souvent sur les réseaux sociaux, les choses ont été mal perçues. Encore une fois l’immédiateté d’une réaction que permet le Net est souvent source de critiques négatives où peu de place est faite à la réflexion et à l’action positive de groupe. J’avais sans doute la naïveté de croire que les réseaux quels qu’ils soient nous permettaient de nous relier aussi d’une autre manière mais rien ne vaut le combat ou la résistance dans le monde réel que l’on oublie souvent derrière nos écrans.
En cela, j’ai été plus engagée poétiquement dans le réel quand j’ai décidé de lire des poèmes dans le métro parisien l’année dernière. Comme je prenais le métro sur presque toute la ligne 7, tous les matins pour aller à Aubervilliers enseigner le français à des migrants et des réfugiés politiques, je me suis dit un jour que plutôt que lire de la poésie assise dans mon coin, j’allais la lire aux autres, en partage. Je me suis levée d’un coup et devant les portes je me suis mise à lire, à voix haute et suffisamment forte, un poème. Au début, c’était complètement improvisé et puis j’ai dû ensuite composer avec toutes les contraintes liées à la ligne : les bruits de rails stridents entre certaines stations, l’heure où il n’y a pas trop de monde pour être bien écoutée, le temps de lecture du poème qui devait être suffisamment court pour tenir entre deux stations. J’ai été très surprise d’abord par ma propre force en me mettant debout devant les portes à élever ma voix devant des étrangers tapis derrière leurs écrans et qui d’un coup levaient les yeux sur moi. Puis, j’ai été surprise par les réactions des passagers que je pensais au départ déranger et qui tout de suite après ma lecture me remerciaient ou me demandaient même le nom du poète et le nom du livre. On s’est tous tellement privés des autres en face de soi derrière nos écrans que là, dans ce lieu insolite, devant un public non habitué, je me suis rendu compte pleinement du pouvoir de la poésie.
Alors oui, forcément, en pleine « ère Covid 19 », je me suis sentie autrement et d’autant plus engagée puisque le monde réel était directement menaçant avec ce virus inconnu qu’il fallait affronter mais surtout parce que nos rapports avec les autres s’en trouvaient changés, les autres qu’il fallait désormais éviter, dont il fallait se protéger, s’éloigner encore davantage. Et c’est bien cela qui m’a semblé le plus terrible : la peur et parfois la haine de l’autre. Cette exclusion de l’autre est pour moi une problématique forte et un enjeu de vie puisque je travaille depuis longtemps avec des personnes « fragilisées », que ce soit des migrants et des réfugiés politiques qui luttent pour avoir une vie meilleure que dans leurs pays d’origine, ou encore avec des enfants en difficultés sociales et scolaires. J’ai vite senti que ce qui prévalait au départ de cette « ère Covid 19 » c’était ce chacun pour soi quitte à écraser l’autre, quitte à tout prendre au supermarché pour ne rien manquer mais en ne laissant rien à l’autre. J’ai trouvé cela terrible cet individualisme forcené lié à la peur de manquer comme en temps de guerre. Et je me suis dit voilà donc comment réagit, face à un état de guerre déclaré (notre président nous l’a bien dit et redit dès le départ), une grande partie de la population. Une réaction ni dans l’aide ni dans le soutien. Je dirais que cela a un peu changé après quand le confinement s’est mis à durer. Là il y a eu plus d’entraide, plus de solidarité envers les autres, les plus démunis et aussi plus de gratitude envers tous ceux qui restaient « au front » avec les remerciements aux « essentiels », les petites gens quasi invisibles de tous les jours à qui tout d’un coup on devait tout, les médecins et infirmiers en première ligne mais aussi les caissiers, les éboueurs etc. Une forme de soutien s’est mise en place et les applaudissements à 20 heures avaient en cela quelque chose de majestueux qu’ils nous reliaient entre voisins, entre lointains, tous humains liés dans cette lutte contre la mort et contre la misère. On pouvait envisager une autre vie possible, plus humaine dans cette seconde phase. On pouvait presque imaginer un monde meilleur de l’après Covid 19 où l’ultralibéralisme et sa surconsommation pourrait être remis en question. On en venait à saisir l’essentiel, ce qui l’était en tout cas dans nos vies. Dans le manque (de contacts, de moyens) on percevait ce qui vraiment était de l’ordre du vital.
Alors oui, j’ai écrit sur ces deux phases, le repli individualiste, avec sa haine de l’autre et ses oublis des démunis et des plus faibles, et la solidarité qui s’est aussi dévoilée. J’ai écrit sur ce qui nous reliait tous au nom d’un essentiel souvent oublié, notre solitude et surtout notre fragilité d’humain. Alors oui les SDF, les femmes battues, les vieux de nos EHPAD, les oubliés ont fait entendre leurs voix dans mes poèmes.
JOUR 3
à huit heures du soir
les vieux
toujours absents
fantômes
apparaissant
parfois le rideau
tremble
à huit heures du soir
les vieux
seuls
dans leur chambre
en face de
moi
dans leur EHPAD
à huit heures du soir
rue de l’Ave Maria
ça ne s’invente pas
les vieux
seuls
immobiles
à huit heures du soir
que se passe-t-il
ils sont
debout
à la fenêtre
par quel miracle
à huit heures du soir
eux
toujours confinés
sortent enfin
prendre
l’air
à huit heures du soir
battant des mains
leurs doigts
serrés
os de baguettes
à huit heures du soir
c’est beau d’entendre
cela
le son d’un
nous
attendu
dans l’air noir
à huit heures du soir
la musique de
notre fragilité
aux mains
de ceux qui
soignent
à huit heures du soir
battant
la mesure
du vide
notre humanité
reconnue
à huit heures du soir
notre mort entrevue
notre vie essentielle
frappées dans l’air
des mains
l’espoir
à huit heures du soir
leur fallait-il
ce confinement pour
se sentir liés
au monde
à huit heures du soir
nous fallait-il
ce confinement pour
nous relier à eux
les vieux
d’en face
à huit heures du soir
nous tendre les mains
vers la lueur
quitte à mourir
d’applaudissements
à huit heures du soir
FSR : Quelles réactions tes poèmes ont-ils suscitées ?
Maud Thiria : Il n’y a pas eu tant de réactions que cela. Mais celles qu’il y a eu méritent qu’on s’y arrête un peu pour ouvrir une réflexion, aussi bien les négatives que les positives car toutes m’ont beaucoup apporté finalement.
Au départ, on m’a un peu fait comprendre que des poèmes écrits comme cela à la va vite, au jour le jour, n’avaient pas vraiment de valeur littéraire. Certes ils n’étaient pas retouchés, ils étaient écrits sur le vif mais j’allais dire comme en état de guerre. Évidemment je ne compare pas ma situation de confinée dans un appartement parisien à un camp de réfugié (je ne pourrais d’ailleurs faire aucune comparaison de ce que je connais pas) mais on peut néanmoins faire des parallèles entre un état d’enfermement et un autre sans que l’on nous fasse éternellement le reproche de tout confondre, d’autant plus que ce que l’on vit ou avons vécu est je pense autant un enfermement dans un espace réduisant notre liberté de mouvement, de rassemblement, qu’un enfermement dans un espace mental où l’on nous a mis et continue à nous mettre en nous empêchant de penser librement. Si l’on me permet donc cette comparaison modérée, va-t-on reprocher à un prisonnier ou à un combattant qui écrit des fragments ou peint des esquisses qu’il ne va pas assez loin dans sa démarche artistique ? Je pense que c’est vrai mes poèmes ne sont pas les meilleurs que j’ai pu écrire mais ils témoignent sincèrement, authentiquement, brutalement d’une époque que nous aurons bientôt oubliée. Et écrire c’est aussi lutter contre l’oubli.
Cela aussi on me l’a reproché indirectement. Écrire c’est pour durer, il ne faudrait pas parler de choses trop marquées historiquement. Sinon après, cela ne voudra plus rien dire. Cela ne parlera plus à personne. Alors, si je suis cette logique, pas de poèmes témoignages ? Pas de poèmes résistants ? Alors pourquoi écrire et puis c’est quoi le courage (thème annonciateur du Printemps des poètes de cette année) si ce n’est continuer à écrire et justement enfermé, et justement en temps de guerre où l’on nous empêche depuis bien longtemps de penser et de parler ?
Parce qu’en fait, ce n’est pas nouveau, on le sait bien. Nous sommes déjà confinés depuis longtemps, pas de cette manière certes, avec cet extrême-là, mais dans nos têtes, à travers nos portables, à travers ce qu’on nous donne à voir et ce qu’on nous permet de dire. Finalement, on vit une période de grande censure et les censeurs s’érigent un peu partout. Et on vit aussi une grande période de « sensure », terme inventé par le poète Bernard Noël, où ce monde de communication détournant la langue en détourne le sens, nous laissant dans un langage dénaturé et un monde sans plus de sens. Alors oui, je continue plus que jamais à écrire. Et qu’un censeur vienne me dire que ce n’est pas cela la poésie, ni les fragments, ni sur le vif.
Autres réactions que je dirais plus positives ou en tout cas plus ouvertes, celle tout d’abord d’un site, le collectif pou qui m’a demandé, en voyant mes poèmes de confinement sur le net, d’en écrire un pour eux. Beaucoup de poètes avaient déjà écrit pour ce collectif un « poème du confinement », et parmi eux des voix amies de chez Lanskine notamment, Sanda Voïca, Rim Battal ou encore Paul de Brancion. Et le résultat final est vraiment intéressant, chacun ayant pris un thème différent avec un regard propre. Pour ma part, bizarrement, j’ai écrit sans doute le poème le plus drôle de cette histoire et de mon histoire : un poème de pou confiné *. Finalement la distance par l’animal, comme un La Fontaine en d’autres temps, m’a permis de parler de cette solitude humaine et de le faire avec une forme d’humour, ce qui n’est jamais le cas dans mon écriture. Autant j’aime rire dans la vie autant dès que j’écris je suis grave. Petite on m’appelait « Maud qui rit, Maud qui pleure » et bien en poésie alors je suis une vraie pleureuse ! Ou pour être sans doute plus exacte, je suis plus proche de l’élégie telle que la définissait comme genre mon professeur et directeur de Master, le poète Jean-Michel Maulpoix, une poésie avec un sens aigu de la perte.
Toutes ces réactions critiques ou de remises en cause m’ont finalement beaucoup apporté. Mais ce qui je pense m’a le plus donné c’est que j’ai pu toucher, justement par des poèmes de formes différentes avec des tons parfois différents, des personnes qui n’avaient auparavant jamais réagi à mes poèmes sur Facebook. Alors je me dis aujourd’hui que même s’ils sont nettement moins bons au niveau littéraire, nettement moins aboutis et peut-être limités dans un temps donné, ils ont eu au moins le mérite de m’avoir permis de survivre au confinement, de remettre en question ma poésie en l’ouvrant sur d’autres espaces thématiques et rythmiques, et surtout de toucher d’autres lecteurs en m’ouvrant à d’autres publics sur le Net. Des publics vers lesquels je ne serais sans doute jamais allée dans leur diversité allant du site du collectif pou * de fabrique de littérature un peu décalée au site Protestants dans la ville **(ouvert et libéral je précise) qui m’a demandé s’il pouvait partager deux de mes poèmes de confinement autour du lien aux autres.
Et être poète, je crois, c’est aussi toucher tous ceux-là que l’on n’a pas forcément l’occasion de croiser en général sur sa route.
JOUR 8
nous
nous
regardons
par nos fenêtres
dans l’air
du soir
nous inconnus
d’en face
nous saluant
d’un coup
trouant le vide
nous touchant
de loin
nous touchant
d’un mot
d’un poème
que le jour sème
même
si l’on sait
que la nuit
le reprend
sourdement
nos yeux se
voient
nos mains se
touchent
même de loin
à travers
l’infini maillage
que chaque doigt
applaudissant
crée
soir après
soir
après
nous
la terre encore
continuera de
tourner
de tonner
de vibrer
de tous nos
tremblements
inscrits dans
l’air
nos oreilles
se dressent
à l’animal
à la verticale
debout face à
cette pluie
d’applaudissement
mon cœur le sait
il est huit heures
et nous sommes
là
mon corps le sait
à l’affût
de ce bruit
d’ailes
dans l’air
du soir
ces bras tendus
attendus tout le jour
ces bras
d’oiseaux
vers un autre
ciel
un nid rituel
où couver
nos forces
nos rires
d’un coup
à la fenêtre
retrouvés
FSR : Penses-tu que, dans ta pratique poétique, des changements se sont amorcés – que des orientations nouvelles se sont dessinées ?
Maud Thiria : Plus que de grands changements, je dirais que « l’ère Covid 19 » m’a permis de saisir, aussi bien dans la vie que dans l’écriture, l’une n’allant pas sans l’autre pour moi, ce qui relevait de l’essentiel. J’ai toujours travaillé sur le vide, la solitude, la mémoire, la perte, le repli, l’effacement, et ces derniers temps le dernier recueil que j’avais commencé l’été dernier évoquait l’homme comme maladie du monde. Un peu annonciateur sans doute, même si tout est toujours dans l’air du temps. Cela fait depuis les années 60 que l’on parle de l’écologie, de l’état critique du monde et que l’on remet en cause la place de l’homme au centre de tout et puisant sans cesse, avec abus, des ressources qui s’épuisent. Alors oui ce qui nous arrive, la maladie mais aussi la gestion de la maladie avec des hôpitaux surchargés par manque de moyens donnés depuis des années, entre autres choses, était d’un certain côté attendu.
Ce qui ne veut pas dire qu’il faut être pessimiste et se résoudre à accepter ce monde tel qu’il est devenu. Mais on a pu, certains en tout cas parmi les personnes encore lucides, voir les vrais manques à nos vies et discerner l’essentiel du superflu. Pour ma part, j’ai particulièrement souffert du manque de contacts aux autres, de contacts physiques que ne remplaçait pas du tout Internet et ses vidéos de type Zoom ou « apéro Skype » sur lesquels d’autres se jetaient. Cela a bien heureusement permis de combler le vide pour certaines personnes vraiment isolées (je pense aux personnes âgées notamment qui ne pouvaient plus recevoir de visites et souffraient ou mouraient plus d’isolement que de maladie souvent) et je ne critique évidemment pas cela. Mais ce manque cruel de vrai contact à l’autre a permis de voir combien il était important de revenir aux gestes primordiaux, premiers. Nous sommes des animaux et nos sens comptent énormément même si on a tendance à l’oublier derrière nos machines. Le toucher sur lequel j’aimerais travailler bientôt dans une prochaine résidence d’écriture est un sens qui me paraît essentiel d’autant plus qu’il se passe de mots, de jugements, qu’il ne passe justement pas par des écrans et le digital. Je ne suis pas du tout contre le monde numérique mais je pense qu’il faut lui laisser une place juste pour que nous continuions à nous voir vraiment, nous parler vraiment, nous entendre vraiment, nous sentir et nous toucher réellement. Pour être vivants dans un monde vivant.
Nous devons retrouver ces vrais contacts à l’autre et ma poésie l’a ressentie d’autant plus pendant cette ère de confinement et même encore maintenant où, soi-disant « déconfinés », on ne peut pas se toucher ni s’embrasser, on se cache encore derrière des masques à marcher à au moins un mètre de distance. Quand pourrons-nous nous retrouver et y parviendrons-nous vraiment sans méfiance, sans une peur de l’autre un peu plus exacerbée qu’avant ?
Alors plus que de réaliser de grands changements dans mon écriture poétique, cette expérience de vie, vécue un peu comme une « chronique d’une mort annoncée », m’a permis de renforcer les orientations déjà prises par mon acte d’écrire : donner une place forte aux plus fragilisés, accueillir la perte, la maladie, la vieillesse et la mort comme inhérentes à la vie et non pas comme des tabous à cacher. Les malades puis les morts pendant le pic du Covid 19 ont vécu une solitude et un abandon terribles avant d’être enterrés à la va vite, sans veillée ni recueillement et parfois même sans personne autour d’eux, ni proches ni amis. C’est une société terrible celle qui oublie ses vieux comme ses malades (et je ne parle pas que de cette période) et qui finit par entasser ses morts comme des sacs. Y avait-il une raison sanitaire suffisante pour en arriver là ? C’est toute une société à repenser et le poète y a justement et peut-être plus que jamais sa place. Je repense à ces mots de Saint-John Perse prononcés lors de son Discours de Stockholm en 1960 : « L’inertie seule est menaçante. Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance. »
Alors oui, plus que jamais, ma poésie veut dire les oubliés, les maltraités, veut donner corps et cris à tous ces autres.
Alors oui, plus que jamais, ma poésie ancrée dans le corps veut s’ancrer encore plus dans le corps. Toucher l’autre, le caresser, le traverser. Je rêve plus que jamais d’une poésie du toucher, et j’irais même jusqu’à dire, dans ce prolongement, d’une poésie érotique.
JOUR 7
comment
nous
toucher
derrière cette frontière
invisible
que nous avons
dressée
entre nous
et le monde
entre nous
et nous-mêmes
derrière nos fenêtres
parfois entrouvertes
touche-moi
le vent le ventre
touche-moi
la pluie la nuit
touche-moi
encore tout le corps
aujourd’hui
comment
nous
toucher derrière cette porte
close
nous sentir
nous lécher
nous renifler
animaux
encagés
que sommes-nous
sans
nous embrasser
nous serrer
dans les bras
nous réchauffer
les doigts
si propres
luisant de vide
nous mourons
de froid
seuls
dans nos lits vides
nos maisons
creuses
touche-moi encore
dit le vent
à tout ce qui
le frôle
au passage
touche-moi encore
dit la neige
incongrue d’avril
comme un poisson
une farce
qu’on nous aurait
faite
mais non
le covid nous
guette
nous
respire
en avril
ne te découvre pas
d’un fil
mais que tisser
pour nous relier
désormais
parfois il neige
en avril
et c’est l’homme
qui meurt
sometimes it snows
in april
sometimes i feel
so bad
so bad
nous les écorchés
les éloignés
d’un temps
instable
nous devons
continuer
hors frontière
nous prolonger
touche-moi encore
mon amour
dans nos rêves
inatteignables
* http://collectifpou.fr/les-poemes-du-confinement/20/
** http://protestantsdanslaville.org/gilles-castelnau-libres-opinions/gl1382.htm
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Entretien avec Clara Regy, 2019
Tout d’abord, comment es-tu « entrée en poésie » ?
Je suis entrée en poésie comme on entre en amour, initiée par mon père qui a découvert la poésie vers 30 ans et m’a choisie parmi ses trois filles pour partager cette passion naissante. J’ai découvert et lu Rimbaud à dix ans : on n’en sort pas indemne ! Mais en même temps ces failles ont fait surgir peu à peu ma propre lumière intérieure. Dans Mesure au vide, je parle de « la page comme seule demeure ». Cela a été le cas dans mon enfance, les mots étaient ma grotte, mon repli de parole possible. C’est toujours le cas : je pense le monde en mots, j’habite le monde en poète, du mieux que je peux car c’est mon seul espace.
Ecris-tu depuis longtemps ?
J’ai toujours écrit de la poésie même si je montre mon travail depuis peu finalement. Le temps du mûrissement est nécessaire. Je crois autant en la fulgurance qu’en la lenteur en écriture, au jaillissement des mots qu’à la minutie du tissage. Le langage a tant d’importance que je le place au cœur de ma vie personnelle et professionnelle en tant qu’animatrice d’ateliers de lecture et d’écriture et en tant que formatrice en français langue étrangère pour des personnes en difficultés sociales, pour les intégrer au mieux dans le monde difficile dans lequel nous vivons.
Peux-tu nous dévoiler quels sont les thèmes qui guident tes choix d’écriture ?
Le rapport à l’écriture comme tentative de combat contre le vide (Mesure au vide), tout en lui laissant place, place au silence ; on est toujours entre plein et vide, on construit le vide aussi et les mots m’ont toujours sauvée, comblée ; mon rapport à la mémoire sans doute lié à mon enfance en Lorraine chez mes grands-parents paternels près de Verdun qui avaient un blockhaus dans leur jardin (mon recueil Blockhaus sort début 2020 chez mon éditeur Æncrages & Co) ; à la disparition liée au corps et aux paysages traversés (à part la Lorraine, il y a aussi la Normandie et ses Roches noires, sa vase où l’on s’enlise et d’où sont extraits les poèmes Nous contre présents ici, suite de Traces de nous devenus publiés par Jean-Michel Maulpoix dans Le Nouveau Recueil) ; mon rapport au renouveau aussi par la métamorphose : je travaille beaucoup actuellement sur cette poésie de la métamorphose du vivant sur une planète disparaissante. On voit souvent ma poésie empreinte de mélancolie mais il y a toujours une lumière même vacillante. Je crois au poète comme veilleur dans un monde en perte.
Et aussi quels auteurs ont eu et ont sans doute encore un rôle primordial dans ton désir d’écrire à ton tour ?
J’ai eu la chance très tôt de rencontrer le poète et universitaire Jean-Michel Maulpoix dont j’admire l’écriture et à qui je dois beaucoup, qui a tout de suite cru en mon écriture et a dirigé mon mémoire en Lettres modernes sur « Limite et illimité : l’expérience de la mort dans la poésie de Paul Éluard ». Comment dire en mots le vide, l’absence, la perte, la mort. C’est passionnant parce que tellement insensé, impossible. C’est Henri Michaux dans Nous deux encore, c’est Quelque chose noir de Jacques Roubaud mais c’est aussi Victor Hugo en pleines Contemplations et bien d’autres encore que j’oublie.
Dans les poètes que j’aime, parmi les grands encore vivants et que je prends plaisir à lire régulièrement il y a Philippe Jaccottet où ce qu’il dit du poète comme veilleur, notamment dans L’Ignorant et le poème « Le travail du poète », est une source d’inspiration sans fin. Plus tard, j’ai découvert comme autre grand poète Bernard Noël et son rapport au corps a été et est encore pour moi une vraie révélation. J’ai la chance d’entretenir une correspondance avec lui. C’est un être généreux et bienveillant. Après, dans ceux qui ne sont plus de ce monde et dont je suis très proche au niveau de la voix, il y a René Char, Paul Celan, Pierre Reverdy, Eugène Guillevic, Yves Bonnefoy, Thierry Metz, Henri Meschonnic, Alejandra Pizarnik, Sylvie Brès, Bernard Vargaftig, ou encore Marie-Claire Bancquart et Antoine Emaz qui nous ont malheureusement quittés récemment. Il y a aussi bien sûr des contemporains comme Ludovic Degroote, Erwann Rougé, Jean-Louis Giovannoni, Stéphanie Ferrat, Emilien Chesnot et pleins d’autres encore – je ne peux pas tous les citer – qui me sont proches dans leur voix et leur rapport au monde.
L’écriture : un dépassement de soi ?
Ce que je trouve fascinant dans l’écriture c’est qu’elle révèle bien avant notre état de conscience ce que l’on porte du passé, des fantômes du passé au sein de notre mémoire, ou même de nos propres cellules (je crois en une mémoire cellulaire), ou même parfois ce qui va advenir dans un futur proche et c’est assez troublant. A titre d’exemple, j’ai appris, après avoir terminé Blockhaus, avoir participé à un projet de livres pauvres sur « De l’Allemagne », et être en cours d’écriture d’un projet sur la falaise, que mon arrière-grand-père maître verrier avait été emprisonné en Allemagne dans une forteresse, celle d’Ehrenbreitstein, une sorte de grand blockhaus en haut d’une falaise. La guerre on n’en parlait pas en famille. Ce sont comme des retrouvailles par l’écriture. Pareil, mais dans un rapport au temps inverse, autour d’un drame familial récent, j’ai pu écrire en collaboration avec Armand Dupuy/ Aaron Clarke Habiter le silence et le père de mes enfants a retrouvé la parole dès le livre envoyé. C’est comme si l’écriture précédait la vie.
Et pour terminer, peux-tu nous éclairer sur ton autre « vie » artistique ?
Je suis aussi peintre : c’est venu plus tard. J’ai eu la chance très tôt de faire de merveilleuses rencontres. Mes parents n’étaient pas très fans d’art moderne ou contemporain, on visitait plutôt des musées plus classiques – très beaux d’ailleurs et qui ont fait ma culture – et j’ai découvert cet art plus récent par la mère d’une amie d’enfance qui travaillait chez Maeght. Ensuite adolescente, je trainais toujours au Centre Pompidou et dans des galeries. Et puis j’ai eu la chance de rencontrer d’immenses artistes comme Pierre Soulages dans sa maison à Sète et Zao Wou-Ki à Paris, et d’autres moins connus comme mon ami Christian Gardair qui m’a prise sous son aile bienveillante pour écrire autour de son travail depuis plus de vingt ans. La chance aussi de rencontrer d’immenses musiciens, compositeurs, danseurs, et chorégraphes comme Pierre Boulez et Maurice Béjart. Ce sont des rencontres capitales, fortes aussi bien au niveau artistique qu’humain. Je crois profondément aux rencontres, à la magie de la rencontre, comme le dit si bien Rohmer dans Ma nuit chez Maud (et je ne m’appelle peut-être pas Maud par hasard !) autour d’une réflexion pascalienne : « Nos trajectoires ordinaires ne se rencontrant pas, c’est dans l’extraordinaire que se situent nos points d’intersection. ». Je crois en l’émerveillement né du partage avec l’autre. Je pense que la transversalité, l’interdisciplinarité sont essentielles dans notre monde très identitaire où tout est cloisonné. Je crois aux flux humains de l’échange du sensible et de l’imaginaire. Je crois en une métamorphose inévitable mais possible vers un autre monde, et je préfère la mutation et le renouveau à l’apocalypse. Pour moi il s’agit de veiller, de résister en poète et de laisser des traces même à peine perceptibles, de « semer des traces », titre de ma prochaine exposition de dessins et de poèmes à la Galerie Olivier Nouvellet. Les corps que je trace à main nue, de manière primitive, portent mes empreintes de doigts et d’ongles, mon ADN finalement. Ils renvoient directement au corps, plus encore que mon écriture pourtant très liée au corps, ils font trace là où mes mots en tout cas ne suffisaient plus à répondre à un moment donné de ma vie.
©Maud Thiria / Clara Regy